Découvrez l'interview exclusive de Gérald SANTUCCI, Président de l'ENSA (European Education New Society Association), qui interviendra durant le cycle de conférences TRUSTECH 2025 dans le cadre de la table-ronde WiseMedia & Nuecir "La société numérique atteindra-t-elle ses objectifs en matière d’économie circulaire ?" mardi 2 décembre 2025 à 16h30.

1) La mission de l’ENSA est d’accélérer la transition vers une économie numérique et une société durable et résiliente. Comment voyez-vous la contribution concrète des institutions financières et des fournisseurs de technologies, comme ceux présents à TRUSTECH, à cette transformation?

 

L’ENSA est convaincue que le monde traverse une période de changements scientifiques et technologiques sans précédent, qui ouvre de nouvelles possibilités et de nouveaux outils. Internet, la téléphonie mobile, les réseaux sociaux, l’Internet des objets et l’intelligence artificielle ont déjà transformé notre histoire. Beaucoup pensent que la technologie pourrait nous permettre de résoudre les grands défis qui nous attendent, mais elle peut tout autant mettre en danger la durabilité qu’optimiser l’exploitation des ressources. Les grands défis mondiaux, comme le changement climatique ou la perte de biodiversité, sont étroitement liés à nos modes de production et de consommation.

Leurs conséquences sont vastes et touchent presque tous les aspects de nos vies : elles menacent la sécurité alimentaire et hydrique, aggravent la fréquence et l’intensité des catastrophes naturelles, déplacent des populations, rendent l’humanité vulnérable aux pandémies et accentuent les inégalités sociales et économiques. Ce n’est pas anodin !

Pour relever ces défis, il faut une approche globale qui prenne en compte l’interdépendance entre la santé de la planète et le bien-être des populations. À l’ENSA, nous encourageons la collaboration entre tous les acteurs : gouvernements, entreprises, ONG et communautés, pour créer des solutions durables qui protègent notre planète sans freiner la créativité, l’innovation et la prospérité économique.

Concrètement, pour que des actions aient lieu et atteignent leurs objectifs, il faut que les ressources et les capacités convergent. Je reconnais volontiers que les institutions internationales et les initiatives gouvernementales ont leur utilité et ont déjà obtenu des résultats positifs. Mais face à l’ampleur et à l’aggravation continue des problèmes, il est évident que pour canaliser les ressources efficacement, il faut aller au-delà des structures existantes. Il est nécessaire de proposer des directives claires et des incitations pour que le secteur financier et les entreprises répondent aux besoins réels de la durabilité sur le terrain. Il faut également des initiatives co-créatives et collaboratives entre tous les acteurs privés pour aligner les investissements sur le défi colossal de bâtir une économie et une société durables et résilientes.

 

2) L’essor rapide de l’IA générative, de l’IoT et de la blockchain crée à la fois des opportunités et des risques systémiques. Selon l’ENSA, quelles politiques ou quels cadres sont les plus urgents en Europe pour garantir l’innovation tout en préservant la résilience et l’inclusivité?

 

Il devient de plus en plus difficile de suivre toutes les lois, régulations et initiatives numériques de l’UE. Cela tient à leur complexité, mais aussi aux interprétations variées et à la manière dont elles sont mises en œuvre. De plus, presque tous les aspects de la technologie numérique et de sa gouvernance évoluent en permanence, comme on le voit notamment avec l’intelligence artificielle.

Aujourd’hui, les textes européens les plus importants sont la RGPD, l’AI Act, le Digital Services Act (DSA), le Digital Markets Act (DMA), le Data Act, le Cyber Resilience Act (CRA), le règlement eIDAS, le Data Governance Act (DGA), la directive NIS2, le Chips Act… et la liste est loin d’être complète. Ils s’inscrivent aussi dans des stratégies transversales, comme le programme Digital Decade, le Competitiveness Compass ou la stratégie pour le marché unique.

Depuis le début de l’année, de nombreux experts appellent à simplifier ce cadre législatif en raison de sa complexité, des chevauchements et parfois de sa confusion. Le rapport Draghi sur la compétitivité de l’UE, publié en septembre 2024, a relancé ce débat, en soulignant trois obstacles principaux pour les entreprises européennes : la nécessité de se conformer à l’accumulation ou aux changements fréquents des textes européens ; le surcroît de travail lié à leur transposition nationale, souvent divergente d’un pays à l’autre ; et enfin, le poids disproportionné de ces régulations sur les PME et les petites entreprises par rapport aux grandes.

Il n’est donc pas surprenant que le discours politique se concentre aujourd’hui sur la rapidité, la cohérence et la simplification. Le pack Omnibus de simplification numérique vise à réduire la bureaucratie, les coûts et à moderniser les règles dans le cadre de l’effort de simplification du marché unique.

En résumé, l’UE dispose de nombreuses lois et régulations qu’elle souhaite simplifier pour stimuler l’innovation tout en protégeant les droits fondamentaux. Mais le dire est une chose, le faire en est une autre ! Peut-on poursuivre ces deux objectifs en même temps ? Comment les équilibrer ?

Les réponses sont complexes, surtout dans le contexte géopolitique actuel. En quelques mois, le président Trump a profondément remodelé le commerce mondial. Les accords bilatéraux ont remplacé les règles multilatérales de l’OMC. Les partenaires non américains ont évité de s’engager dans une escalade, sauf la Chine, en raison du poids économique des États-Unis.

Pour l’UE, j’ai l’impression que la priorité donnée à l’innovation se fait parfois au détriment d’objectifs essentiels comme la durabilité, la protection des données, les droits humains ou l’éthique de l’IA. Les trois sommets sur l’IA depuis 2023 illustrent ce mouvement : sécurité et régulation à Bletchley Park (novembre 2023), convergence sur la sécurité, l’innovation et l’inclusivité à Séoul (mai 2024), et élargissement à la transition écologique et aux investissements massifs à Paris (février 2025).

Tout cela souligne le manque de stabilité dans les priorités, l’orgueil des dirigeants vantant leur domination en innovation et les promesses non tenues. L’Europe doit simplifier ses régulations et suivre les recommandations du rapport Draghi, tout en restant fidèle à ses valeurs. La voie à suivre est étroite.

Image @ENSA
"Les données sont la nouvelle source de valeur. L’avenir de l’économie numérique dépendra de notre capacité à réunir des talents de disciplines variées pour que le progrès technologique réponde aux besoins humains."
Gérald SANTUCCI
Président de l'ENSA (European Education New Society Association)
Portrait de Gérald SANTUCCI, président de l'Ensa, et intervenant TRUSTECH

3) Votre allocution abordera la convergence entre transformation numérique et économie circulaire, notamment dans le domaine de l’énergie. Quelles leçons de cette approche pourraient être appliquées aux secteurs des paiements, de l’identification et des infrastructures de confiance numérique ?

 

Ionesco aurait dit : « L’idéologie nous sépare. Les rêves et l’angoisse nous rapprochent. » Les trois notions que vous évoquez : numérique, circularité et énergie semblent à première vue sans lien. La numérisation représente l’idée de changement et d’amélioration, moteur de créativité et de liberté. La circularité reflète l’espoir que l’industrie puisse limiter son impact écologique et préserver les ressources pour les générations futures. Quant au nucléaire, beaucoup l’associent à la prolifération d’armes et aux risques d’accidents (Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima).

Il est temps de dépasser ces préjugés et de montrer que numérique, circularité et nucléaire peuvent ensemble repousser les limites de la science, de la technologie et de la durabilité. La numérisation, grâce à l’IoT et à l’IA, soutient fortement l’économie circulaire. Le nucléaire, quant à lui, est une source d’énergie durable sans émissions de carbone. Je suis convaincu que c’est seulement l’articulation de ces trois éléments qui rendra notre monde meilleur pour la génération suivante.

Au-delà des mots, il s’agit du rôle stratégique des données. La transition rapide vers le numérique change les règles : les voitures autonomes connectées prennent des décisions basées sur des flux de données plutôt que sur des événements réels. Chaque « entité » machine, processus, personne, possède une identité propre.

Ce qui est vrai pour les voitures connectées l’est aussi pour les services numériques (logement, mobilité, musique, stockage de données) et pour des secteurs comme les paiements, l’identification et les infrastructures de confiance numérique.

Les données sont la nouvelle source de valeur. L’avenir de l’économie numérique dépendra de notre capacité à réunir des talents de disciplines variées pour que le progrès technologique réponde aux besoins humains.

 

4) Comment sensibiliser les jeunes, natifs du numérique, aux efforts historiques qui ont façonné l’éducation numérique et les préparer à conduire la prochaine vague d’innovation de manière responsable ?

 

Je suis très sensible aux questions d’éducation et d’alphabétisation numérique. Cela remonte à mon travail sur le logiciel éducatif multimédia à la DG CONNECT de la Commission européenne, il y a trente ans. L’objectif était d’améliorer l’enseignement et de familiariser enseignants et élèves avec les outils numériques.

Sans une maîtrise numérique solide, il est impossible de relier les problèmes spécifiques aux solutions digitales adaptées. L’alphabétisation numérique est la clé pour y parvenir, et elle ne se limite pas à une journée de formation ou à savoir rédiger un prompt pour ChatGPT.

Il est facile pour les jeunes natifs du numérique de considérer la technologie comme allant de soi, comme beaucoup de ma génération l’a fait avec la 3G, la 4G ou la télématique multimédia. Mais pour éviter un fossé numérique croissant social, urbain ou rural il faut adopter une approche complète, durable et structurée, intégrant compétences techniques, connaissances culturelles et capacité critique pour transformer ces pratiques de manière créative et éviter tout contrôle social.

À l’ENSA, nous faisons de l’éducation numérique une priorité et y consacrons beaucoup d’énergie.

 

5) TRUSTECH réunit start-ups, entreprises mondiales, régulateurs et gouvernements. D’après votre expérience à la Commission européenne et à l’ENSA, quelles collaborations intersectorielles sont essentielles pour construire une société numérique réellement durable ?

 

Mon expérience à la Commission européenne m’a appris l’importance de la collaboration en recherche et développement. Dans les années 1980 (programmes ESPRIT et RACE) et 1990 (ESPRIT, ACTS, TELEMATICS), nous regroupions les projets par technologies ou objectifs socio-économiques pour créer des synergies et garantir la cohérence.

Aujourd’hui, ce même esprit doit guider la construction d’une économie et d’une société numérique compétitives, durables et résilientes. Il faut traiter les questions éthiques liées aux avancées technologiques et prévenir les abus. Cela implique la participation d’un large éventail d’experts, d’ingénieurs, de scientifiques, de juristes, et de spécialistes des données et de l’éthique, représentants les utilisateurs.

Il est essentiel que l’éthique ne reste pas isolée mais soit intégrée dans les organisations pour renforcer leur capacité d’innovation et d’adaptation. Comme j’aime le dire : l’accélération et la profondeur du changement numérique exigent de nous « d’innover dans l’innovation ».